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Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Lun 9 Avr - 6:38 | |
| L'historiette du jour : Mon bestiaire miniature de Marie-Laetitia GambiéL'heure propice dépendait de l'espèce recherchée. Mon père marquait une préférence très nette pour les diurnes, frêles, qu'on attrape à la volée, et nous partions souvent après ma sieste. Le gros corps des nocturnes le dégoûtait un peu je crois, et demandait un travail de mise en forme s'apparentant pour certaines espèces à de la taxidermie miniature peu ragoûtante. - Lire la suite de l'historiette:
On m'oignait de crème solaire qui sentait le ballon de baudruche, un large chapeau de paille noué autour du cou me protégeait la tête et les yeux, j'enfilais des chaussettes de coton qui grinçaient légèrement contre la moiteur de la peau et qu'il fallait tortiller méthodiquement alors que j'étais affreusement pressée, puis je laçais mes chaussures, sandales de cuir semi-ouvertes laissant respirer la peau, et attrapais enfin mon petit filet de treillage fin, vert, rigide, en cône, chinois agrémenté d'un manche, que j'avais déposé la veille dans le porte-parapluie. En Luberon, un porte-parapluie l'été ne sert guère qu'à cela...
Mon père possédait, lui, un immense filet de gaze grise qu'il portait nonchalamment sur son épaule libre ; le moindre souffle d'air le faisait flotter derrière lui, étendard imposant et léger où se prenait souvent un insecte indésirable que l'on délogeait avec plus ou moins d'égards selon son statut. Les piqueuses avaient ainsi droit à toutes les précautions : ma mère et moi nous écartions à cinq ou six pas tandis que mon père leur indiquait prudemment la sortie ; il arriva souvent qu'elles tournoient agacées autour de lui en rondes saccadées, exaspérées et bruyantes, et j'admirais, terrorisée, l'audace de ces bêtes minuscules. Ma mère, allergique, serrait un peu plus fort ma main, et contrôlait une fois encore la présence dans la besace de l'ampoule de Polaramine.
Nous marchions sur deux lignes, frappant les herbes hautes du chemin de nos bâtons.
Quelques jours plus tôt, ou l'année d'avant, ou peut-être cela se produisit-il plusieurs fois, mon père était revenu blême, migraineux et l'estomac retourné d'une promenade solitaire : il avait dérangé dans son hébétude brûlante une vipère enroulée sur elle-même qui, surprise et retraite coupée, s'était dressée en sifflant. Nous en avions tous tremblé, et cette menace permanente qui cachait dans chaque touffe sèche des serpents fantasmés qu'il fallait avertir assez tôt et faire fuir transformait ces balades en aventures de pilleurs de tombeaux. Sans doute, nous empruntions toujours les mêmes chemins, mais nos découvertes étaient toujours différentes et je ne garde que la mémoire des trésors révélés.
Mon monde était peuplé d'un bestiaire fabuleux. Machaons, porte-queues, flambés – mes zèbres – ; petites tortues, grandes tortues ; chenilles de toutes les couleurs, hérissées de piquants factices, cornues, immenses, poilues, que nous regardions dévorer une feuille assez longtemps pour entendre le bruit de leur mastication goulue et méthodique ; coléoptères bleus et vert métallisé dévoreurs de souches pourries ; larves grasses à la blancheur translucide révélant leurs organes fragiles ; fourmilières de la hauteur d'un homme abritant des millions d'individus et qu'on sentait vibrer autour de soi ; rhinocéros, lucanes, coléoptères énormes au vol diagonal bruyant et lourd, qui venaient parfois s'écraser contre un arbre, recrus de fatigue.
Lorsqu'enfin après plusieurs essais et des captures inutiles, mon père apercevait le papillon de ses rêves, je le regardais s'agiter dans un ballet tour à tour grâcieux et cocasse, le geste précis et technique se muait dans la précipitation en gesticulations burlesques – parfois malgré lui parfois pour m'amuser je gage, qui le faisaient souvent éclater de rire. Enfin, il l'avait attrapé ! Il le guidait vers le fond du filet, expulsant autant que possible les indésirables pris avec lui dans la nasse, et me le nommait. Mâle et femelle étaient aussi bizarrement assortis que peuvent l'être parfois les gens, l'un petit et trapu et terne, l'autre vaste, coloré et gracieux. Le Petit Sylvain, le Vulcain, le Mars, tombait dans son bocal de collecte, lesté de plâtre cyanurisé. Je détournais la tête tant que durait l'agonie ; je nous sentais un peu sales, voyeurs ; cette mise à mort mettait aussi un terme à la promenade et je savais qu'au retour il faudrait apprêter l'insecte, étendre ses ailes avec mille précautions, pinces à la main, le maintenir ainsi écartelé par de fines bandelettes piquées dans les supports, un pour chaque aile, de part et d'autre du corps, puis laisser sécher...
C'était tellement moins joli que la chasse...
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Mar 10 Avr - 6:22 | |
| L'historiette du jour : Fenêtre sur cour de DjanyCela fait maintenant plus d’un an que Frédo habite cette petite chambre dénuée de tout confort sur les hauteurs de Marseille. Bien sûr ce n’est pas un palace mais il a connu bien pire pour dormir, entre les abris de bus ou les bouches de métros et sans parler des quais de gares où règne la lame du froid qui pique et les regards obliques des passants. De la fenêtre de sa chambre, à travers les branches d’un gros platane centenaire il peut apercevoir les toits de briques rouges qui se détachent sous le ciel bleu de Marseille. - Lire la suite de l'historiette:
Et puis il s’est fait une grande amie dans cette douloureuse solitude, oui elle vient lui rendre visite tous les jours sur le toit, juste en face de sa fenêtre. Une jolie mouette blanche qui pour le prévenir de son arrivée pousse des cris stridents comme le ferait une amoureuse. L’unique fenêtre de sa chambre donne sur une immense cour bétonnée dans laquelle les voisins peuvent assister un peu éberlués à un étrange préambule entre cet original et sa mouette bavarde qu’il a baptisée affectueusement Bertha. Ici tout le monde se connaît, alors forcément quand Frédo roucoule avec sa belle il entend résonner dans l’immense cour les petites remarques tendres ou ironiques de ses voisins. — Alors Frédo c’est pour quand le mariage... — Tu me mettras parrain de ta première couvée... — Pour la sortie de l’église j’ai préparé un sac de graines... Souvent il sourit aux blagues potaches de ses voisins, il sait bien que ce n’est pas de la méchanceté mais il y a certains jours ou cela devient un peu lourd à porter. Il aimerait bien que Bertha soit un peu moins bruyante quand elle vient lui rendre visite, mais après tout ce n’est qu’une mouette rieuse et celle-ci est réputée pour être très bruyante. Et aujourd’hui c’est encore pire que d’habitude parce qu'elle vient d’apercevoir les restes d’une tarte aux pommes posés sur le rebord de la fenêtre et c’est son péché mignon. Elle traverse la cour d’un battement d’ailes très aérien, se pose sur le rebord de la fenêtre et avec grâce engloutit les miettes du gâteau en poussant des cris stridents qui viennent s’écraser contre les murs épais de l’immense cour. Bertha a toujours refusé de pénétrer à l’intérieur de la petite chambre, pourtant Frédo a tout essayé pour la convaincre, il a posé bien en évidence des restes très appétissants que sa protégée a snobés avec obstination. Mais aujourd’hui Frédo a le visage fermé, une ride profonde barre sont front et sa bouche ressemble à une vieille cigarette mal roulée. Il attend un courrier important, une lettre qui devrait changer le cours de sa vie enfin il l’espère... Et ce pli, il est là entre ses grandes mains cabossées, il tourne et retourne l’enveloppe blanche avec fébrilité, son cœur fatigué cogne aux parois de sa poitrine. Lui qui n’a jamais été croyant de toute sa vie se met à prier silencieusement sans lâcher du regard ce courrier qui est devenu tout à coup le centre du monde.
***
Après moult hésitations, il se décide enfin et déchire maladroitement la précieuse enveloppe. A l’intérieur une belle page blanche dactylographiée lui signifie que son contrat de réinsertion en tant que plombier a bien été accepté pour une durée de six mois au bout desquels il pourra, si tout se passe bien obtenir un Contrat à Durée Indéterminée. Sur l’enveloppe déchirée posée sur la table, on peut lire :
Mr Frédéric MARTEL Prison des Beaumettes Ecrou 29-22 Marseille (Bouches du Rhône).
Les yeux embués Frédo cherche du regard son amie Bertha mais celle-ci n’est plus sur le rebord de la fenêtre. Soudain derrière lui il entend un léger froissement d’ailes... Pour la première fois depuis trois longues années, Bertha est là, immobile et majestueuse elle l'observe, posée sur le rebord de son lit...
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Mer 11 Avr - 6:11 | |
| L'historiette du jour : Il est à vous ? de LaurelinePrintemps Je traverse la cour, Pia à mon bras. Claire, la concierge, grimace. — Pas de ça dans les appartements ! — Bien sûr que non ! je lui réponds, faussement outré. A la fenêtre du deuxième étage, à moitié dissimulée par un rideau rose, la fillette au teint pâle me fait un geste amical. Je lui renvoie son salut. Avant de retourner désherber son carré de potager, la gardienne me lance « Vous mettrez votre nom sur la boite aux lettres ! » Je gagne mon logement au cinquième et dépose Pia sur le balcon. L’oiseau sautille et becquette des miettes abandonnées là. — Tu sais ce que tu as à faire, lui soufflé-je. La mésange me pince le doigt. Elle s’envole, effectue quelques pirouettes, puis plonge vers les étages inférieurs. - Lire la suite de l'historiette:
La sonnette retentit. J’ouvre ; un homme me sourit, un gros chat roux dans les bras. — Salut ! Je suis Pierre, votre voisin du dessous. Il est à vous ce pépère ? — Bonjour ! Oui, il s’appelle Bouddha. Il vous embête ? — Pas du tout. Pierre contemple mon salon. — Dites, c’est spartiate chez vous ! Une table, une chaise... Face à mon silence poli, il reprend : — En tous cas, il peut continuer à venir, il ne me dérange pas. — Tant mieux, Bouddha est un électron libre. — Comme je bosse à domicile, ça me fait de la compagnie ! A plus ! Bouddha réintègre mon loft d’un pas nonchalant. — Au revoir, Pierre.
Été
Par la porte entrebâillée, la jeune femme glisse un œil méfiant. Nous nous croisons souvent dans l’immeuble et pourtant, elle me fixe comme si j’étais un inconnu. — Bonjour, Anaïs. Auriez-vous de la farine ? Son visage prend une jolie teinte pivoine. Elle me bafouille que oui et referme. Bouddha, qui m’a suivi, se frotte contre ma jambe. Dès que ma voisine rouvre le battant, il se faufile à l’intérieur. Anaïs rougit de plus belle. — Il est à vous ? — Techniquement oui, mais il préfère vivre chez Pierre, notre voisin l’informaticien ; vous le connaissez ? J’ignorais que l’on pouvait devenir rouge brique. Elle me tend la boite qu’elle a dans la main et balbutie qu’elle va chercher mon chat. Quelques instants plus tard, elle reparaît, confuse. — Je ne comprends pas, il a disparu ! Je hausse les épaules. — Les félins sont doués pour se rendre invisible. — Dès que je le trouve, je vous le ramène. — Ne vous en faites pas, rien ne presse. Merci pour la farine. Dans l’escalier, je croise Claire qui me tance pour que j’inscrive mon patronyme. Je lui fais mon plus beau sourire.
Une heure plus tard, Anaïs frappe à ma porte. Elle m’interpelle de sa voix délicate. Je m’appuie sur le dossier de ma chaise, les doigts entrelacés sur la nuque. Elle toque encore, insiste. Après plusieurs tentatives, elle abandonne. Au bout d’une minute, le carillon sonne chez Pierre. Je soupire, voilà une bonne chose de faite.
Le lendemain, Elsie la vieille dame du troisième me convie à un thé avec des scones. — J’ai compris votre manège, m’avoue-t-elle. Je lève un sourcil. — Avec le chat obèse et les deux célibataires. — Bouddha souffre d’un léger surpoids, tout au plus. — Moi aussi, j’ai essayé de jouer les entremetteuses à une époque. Depuis que je suis à la retraite, je n’ai plus grand-chose pour m’occuper. Cela s’est soldé par un échec. — Vous êtes une maline. — Et pour la petite...le moineau, il est à vous aussi, non ? — Pia est une mésange bleue. — Qu’allez-vous me refourguer ? — Pardon ? — Il ne reste plus que moi dans l’immeuble. Je ris. — Je ne vais rien vous refourguer, comme vous dites. Et puis, vous seriez plutôt du genre exotique et grandiose. — Ah bon ? Je lui fais un clin d’œil avant de déguster un de ses délicieux gâteaux.
Automne
Ce matin, ma petite mamie m’a grondé comme un garçonnet. — J’ai reçu une publicité pour une association qui offre de parrainer un éléphant. C’est vous, ça ? J’ai eu beau m’en défendre, elle m’a accusé d’avoir glissé la lettre dans son courrier. Je n’y suis pour rien mais elle m’a fait les gros yeux quand même.
Assis au soleil dans la cour, je profite de cette belle fin d’après-midi. Un homme me rejoint d’un pas lourd. — Il est à vous, le piaf ? — Un passereau de toute beauté. — Ma fille, Léa, m’a dit qu’elle vous avait vu avec. Vous savez qu’il passe son temps sur le balcon de sa chambre ? Depuis plusieurs moi déjà. — Cela vous ennuie ? Il me regarde sans me voir. — Non, au contraire. Cette minuscule créature a changé sa vie. Léa... elle ne peut pas sortir, vous savez, avec les soins... Voir l’oiseau batifoler dans un bol d’eau ou dévorer avec appétit les graines qu’elle lui avait laissées, c’était le bonheur de sa journée. Vous auriez dû l’entendre rire ! La plus jolie mélodie du monde ! La voix du papa de Léa se brise. — Elle ne se lève plus maintenant, on a du rapprocher le lit de la fenêtre. On dirait que la bestiole le sait. Elle se pose sur la poignée extérieure et picore la vitre, comme si elle voulait communiquer avec Léa, je vous jure. Ma fille souffle de la buée pour dessiner un cœur... Soudain, l’homme éclate en sanglots en s’effondrant sur mes genoux. Nous restons là jusqu’à ce que le soleil s’évanouisse derrière les toits.
Hiver
Aujourd’hui, Elsie s’en va. Je fais un dernier geste au taxi qui la conduit à l’aéroport. La vieille dame est en route vers le Sri-Lanka pour rencontrer Akka, une éléphante de cinq tonnes. J’entends Claire dans mon dos. — Devinez ce que j’ai trouvé dans mes choux. — Un bébé ? — Presque... un lapin. Il est pas à vous par hasard ? — Pas le moins du monde. — Comme vous avez l’air d’aimer les bêtes...Qu’est-ce que je vais en faire ? — Un bon civet. Elle me dévisage, horrifiée. — Z’êtes pas bien ! Pauvre boule de poil. Pensez plutôt à mettre votre nom !
Je jette un dernier regard au second. Tout à l’heure, sans faire de bruit, Pia s’est envolée pour toujours ; je sais que les rideaux fuchsia ne s’ouvriront plus. Je remonte le col de mon manteau pour affronter le froid mais c’est peine perdue, il se trouve à l’intérieur de moi. Je m’engage dans la rue et m’éloigne, les mains dans les poches. On m’attend ailleurs.
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Jeu 12 Avr - 5:46 | |
| L'historiette du jour : L'amertume du macaron de Fabienne BF— Pourquoi tu n’as pas pris ceux au citron ? Tu sais bien que ce sont ceux que je préfère... La petite note acide, le sucre et le croquant... Lydie s’empiffre. Elle mord à pleines dents dans le macaron à la framboise. — Relis celui d’avant. Elle parle la bouche pleine. Ça craque, ça croque. Elle postillonne des miettes roses comme les paillettes d’un bonbon. — Monsieur Joël Pouillard... - Lire la suite de l'historiette:
— Non, non, pas celui-là, celui juste avant... Lydie ordonne. Josie exécute. — Monsieur Pierre Cambardi... — Oui c’est ça je préfère Cambardi, c’est un joli nom. Allez lis... — Monsieur Pierre Cambardi a.... — Ça sonne comme des vacances en Corse, tu ne trouves pas ? Elle s’essuie les lèvres, des confettis roses sales sont collés sur sa vieille bouche pincée couleur vermillon. Elle n’est pas très jolie, Lydie. Subitement ça saute aux yeux de Josie. — Pouillard ce n’est pas beau, Pouillard bavard hagard cafard blafard... Cambardi, franchement, ça a plus d’allure, non ? Quand elle relève la tête comme ça, Lydie ressemble à une vieille poule... une vieille cocotte. Et hop elle attrape un autre macaron, caramel beurre salé. C’est le seul. Et vas-y qu’elle le picore, l’engouffre sans même demander à Josie si elle en veut. Lydie ne demande jamais rien à sa sœur. Et encore moins si elle a envie de quelque-chose. — Tu les as achetés à la pâtisserie de la place des Halles ? Tu sais bien que je préfère ceux de la rue piétonne, celle d’en haut surtout... en plus il n’a pas d’enfants... Pierre Cambardi n’a pas d’enfants... Pouillard, lui, en a une tripotée... Lydie n’a jamais aimé les enfants. Ils font trop de bruit. Ils touchent à tout. Peut-être parce qu’elle n’en a jamais eus. Lydie ne supporte pas le désordre et tout ce qui la dérange. En plus, si elle avait des enfants, elle devrait partager ses macarons. Drôle d’idée : Lydie ne partage jamais rien. — Comment peux-tu être sûre que ce Cambardi n’a pas d’enfants ? — Relis, espèce de cruche, tu vois bien que le verbe est au singulier : monsieur Pierre Cambardi a le... Josie n’a pas envie de relire. Elle connaît la suite par cœur. Tous les vendredis après-midi, c’est la même limonade : Lydie dépouille le carnet du jour, rubriques décès, en mangeant des macarons. — Pouillard, lui, c’est bien marqué, lis, monsieur Joël Pouillard, ses enfants, ses petits-enfants... Tiens regarde la quatrième ligne, il a même des arrière-petits-enfants. Ça sent la smala qui passe ses vacances d’été en Bretagne. Famille nombreuse, famille heureuse. Lydie persiffle. Il reste un macaron. A la vanille. Lydie n’aime pas la vanille. Elle trouve ça fade, triste et blanc. — Pierre Cambardi a le chagrin de vous faire part du décès de son épouse... Tu vois il est tout seul ! Encore un. Un seul. Un dernier. — Il est tout seul, je te dis. Je le préfère à Pouillard. Josie se dit qu’elle mangerait bien le macaron blanc. Tout à coup il lui fait envie. — L’enterrement a lieu mardi à Saint-Fiacre... Elle pourrait peut-être se laisser tenter, après tout, elle ne mange jamais les macarons qu’elle achète pour Lydie. — Tu m’y conduiras... on ne sait jamais après tout. Ce n’est pas une question, Josie le sait bien, Lydie ne lui a jamais laissé le choix... — Maman disait toujours que les veufs font les meilleurs maris... Et elle prend le dernier macaron.
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Ven 13 Avr - 6:37 | |
| L'historiette du jour : Tentation à l'Ermitage de Félix LabetouleJ’ai vingt ans et j’étouffe dans une petite ville du sud-ouest de la France. Je pars alors pour une traversée du Sahara avec mon seul sac à dos. À Gardhaïa, le hasard me fait rencontrer dans la médina le conducteur d’un camion de dattes qui part pour Tamanrasset, soit une traversée de plusieurs jours. Avec le chauffeur, il y a trois hommes en cabine. Parfois je suis debout sur le plateau arrière, le nez au vent au-dessus de la cabine, parfois je suis assis sur un sac de dattes. Nous roulons sur une piste où alternent des reliefs et de plates étendues de pierre et de sable. Le soir sous les étoiles, et malgré un feu alimenté avec du bois transporté dans le camion, les nuits restent froides en ce mois de mars : aussi pour dormir je fais un trou dans le sable et je me glisse avec mes deux pull-overs dans une djellaba en toile épaisse. - Lire la suite de l'historiette:
À Tamanrasset, commence la confrontation avec mon véritable rêve. Je voulais devenir moine ou ermite. J’étais fasciné par la vie de Charles de Foucauld qui s’était en son temps retiré en son ermitage, sur le plateau de l’Assekrem, à quatre-vingt kilomètres au nord de Tamanrasset. Un véhicule peut m’y conduire mais seulement jusqu’à mi-parcours. Il me faudra donc rejoindre l’ermitage à pied. Je pars avec mon sac à dos garni de bouteilles d’eau, de dattes, de figues et de sucre.
Le premier mot qui me vient à l’esprit est celui de pureté du désert qui me renvoie à un état quasi identique de pureté intérieure, de nettoyage, de disponibilité spirituelle. Je comprends aussi pourquoi le désert est le domaine tout désigné de l’émotion religieuse. C’est une expérience singulière que cet état intérieur d’attente d’une révélation. Ce qui me bouleverse le plus, c’est l’absolu silence. Et le silence, c’est une possibilité de paroles. Je suis face à une immensité océanique, je sens que l’occasion m’est donnée d’aller vers mon immensité intime. Il y a sous mes yeux un énorme discours avec l’essentiel, un accord fondamental avec le monde et avec ce miroir que le désert me propose. La nuit est une présence éblouissante d’étoiles passées au vernis tant elles scintillent. Je n’ai jamais vu un tel ciel. Il me donne ma première et définitive leçon de modestie. Mais la nuit, certaines pensées me tourmentent : je vois des dunes rondes comme des seins et le sable est une peau. L’ermitage du père de Foucauld est une simple bâtisse posée sur un plateau rocheux. Il comporte une pièce de vie au confort plus que rudimentaire avec son oratoire attenant. Face à l’ermitage, des pics de roche noire émergent de gigantesques pierriers, comme des pénitents au regard charbonneux marchant vers leurs cendres.
Comment peut-on vivre ici dans un dénuement aussi extrême, dans une solitude qui dépasse l’entendement, sans abandonner à Dieu la plus grande part de soi-même, sans s’abîmer en lui, sans risquer sa propre destruction au milieu d’illuminations, de visions, d’hallucinations ? J’avoue être admiratif et sidéré, bouleversé, mais touché par le doute face aux mortifications de la chair et en quelque sorte de l’âme. Sur le chemin du retour, je marche en compagnie de mon ombre et des tourments de la chair qui malgré moi me gouvernent. Je réalise que se joue le combat de Dieu et du démon. Ce feu qui à vingt ans me dévore est en train de choisir pour moi : je ne serai ni moine ni ermite. Il me faudra donc vivre en mon désert intérieur, en mon espace désencombré, en mon propre ermitage en le construisant chaque jour en moi-même, pierre par pierre. Mais au milieu des hommes.
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Sam 14 Avr - 6:28 | |
| L'historiette du jour : La Jeanne de LambertTu manges de belles cerises, arrondissant tes lèvres rouges autour de la chair rouge de ce fruit de printemps. Des petites rides se forment tout autour de ta bouche : lèvre supérieure marquée de fines rides parallèles partant de la pointe du nez, finissant sur la ligne du dessin de la bouche ; lèvre inférieure marquée d'un grand pli de part et d'autre des commissures descendant vers la base du menton. Ta mâchoire donne la pression adéquate ; tes dents se plantent... juste assez... s'arrêtent au contact du noyau... en éprouvent la résistance afin de ne pas en briser la fine structure. En deux fois, tu décapites le fruit, recraches les noyaux et les queues dans le creux de ta main devenue rouge et poisseuse, tachée de sang ; la positionne au-dessus d'un cendrier, égrènes de la pointe du doigt, un à un, ceux et celles restés accrochés dans le sillon profond de ta ligne de vie... Croques à nouveau... recraches... égrènes... - Lire la suite de l'historiette:
Assis dans un vieux fauteuil d'osier, je me balance d'avant en arrière, me servant uniquement de la force de mes orteils pour soulever le poids de mon corps. Je te regarde. Par la fenêtre ouverte, les cris de la basse-cour parviennent jusqu'à nous, stridents ; perçant le silence de pointes aiguës qui font vibrer nos tympans surpris. Froncement de sourcils pour limiter la pression exercée sur la délicate membrane de nos oreilles internes à chaque appel des poules et des coqs. Il est midi. La vieille horloge Francomtoise égrène onze coups. Je ne change jamais l'heure d'hiver en heure d'été. Au onzième entendu, j'arrête mon balancement ; redeviens immobile dans la cuisine ensoleillée. Immobile... quelques secondes, un instant. Une fois la décision prise, je me lève d'un coup, prenant un appui assuré sur les deux accoudoirs rectangulaires dont les arêtes ne sont plus ni saillantes, ni coupantes, mais plutôt douces au toucher, arrondies qu'elles sont par les milliers de mains qui les ont attrapées, agrippées, parfois même triturées pour calmer des humeurs passagères. En une fraction de temps, je suis debout, vertical et opérationnel pour marcher en direction de la demi-porte, partie supérieure invisible de l'intérieur, rabattue qu'elle est vers le dehors. L’amical grincement du loquet pivote dans son cylindre, puis le léger cliquetis de la butée vient se blottir contre le fond de sa rainure. Le vantail s'ouvre, suffisamment pour permettre à ma corpulence de passer. Me voici dehors, yeux plissés, beaucoup trop, par habitude ou par défaut. Derrière la barrière sombre et nuageuse de mes cils, je perçois les murs pierreux de la bâtisse principale des immenses dépendances de la ferme. Le portail m'apparaît comme toujours : vénérable et beau parleur sur ses gonds. Un mouvement de rotation tout en équilibre de mon poids vers l'arrière fait pivoter la lourde porte qui m'a vu grandir, m'adressant un bonjour métallique que moi seul peut comprendre. Me voici dans la pièce, immense et fraîche, transformée en étable depuis l'arrivée des nouveaux maîtres. L'odeur est bonne et vivante. Le foin distribué aux bêtes provient des plaines du Coteau des Barbeuilles qui donnent, et ont toujours données, un foin parfumé de fleurs jaunes. La Jeanne est là, aux bêtes attentive ; les soignant comme tous les jours depuis toujours. Visage de Jeanne tourné vers moi, cheveux défaits doucement glissés derrière l'oreille en signe d'amitié... M'accueillant sans mot dire. Vers elle, comme toujours, mon pas lourd... Peu de pas pour l'étreindre. Une bête apeurée d'un pas recule, nous bouscule, brutale et innocente. Pas de geste inutile, nos corps sont habitués à trouver ce qu'ils cherchent. La main de Jeanne habile, entre pouce et index, fait glisser les boutons, lâches sur leurs fils, de ma braguette en peu de temps ouverte. De son côté aussi les étoffes s'écartent pour permettre à mes doigts de se frayer passage dans la fine dentelle de ses dessous humides. Jeanne a tôt fait de saisir ce qu'elle trouve et lui faire prendre l'air. Quand cette chose est dehors, elle appartient au monde ; elle n'est plus à nous-même mais à la terre entière. Pénétrant d'un seul coup la tiédeur de l'atmosphère, elle devient le pivot de rotation de tout l'univers. Sentant s'ouvrir à moi sa douce intimité, ma main s'invite à la douceur des chairs. Le sang afflux si fort dans nos parties secrètes, que le rythme à l'unisson de nos cœurs affolés nous chavire : déferlante vague noire au-dedans de nos corps enlacés. À terre nous voici ; étendus dans la paille et l'odeur animale. Écartées par mes hanches, les cuisses de Jeanne battent la mesure de mes élans puissants : ailes de papillon prenant son envol. Nos bouches sont collées, l'une sur l'autre et l'autre sur elle ; langues mouvantes dans la bouche de l'autre. Notre désir s'exprime par les bouches et les ventres ; deux points d'énergie pure qui annihilent les corps pour n'en plus faire qu'un pôle où le plaisir explose... Puis nous voici silencieux, retenant l'instant fatal de la décollaison ; les choses de ce monde redeviennent banales et le dégoût s'installe irrémédiablement, inversant le courant qui nous avait soudés. Glissant le long de ma cuisse : gluant et rétréci, comme pas fier de lui, le voici oublié et vite emmitouflé dans son nid de coton. L'intimité de Jeanne aussi est bien vite à l'abri entre ses cuisses chaudes, recouverte par l'étoffe de ses jupes rabattues. Pas un mot n'a franchi la barrière de nos dents. Jeanne, au cul des vaches retourne décrotter le cuir de noir et blanc tacheté ; ses joues sont enflammées, mes jambes flageolantes. Les poules à petits cris appellent leurs jaunes marmailles pendant qu'à pas comptés, haletant, je regagne la cuisine. De queues et de noyaux, le cendrier déborde. Panier d'osier posé quasi vide sur le banc qui fait face à la cheminée éteinte depuis peu, une semaine à peine, les cendres toujours là. Quelques morceaux de bois pas entièrement consumés attendront la prochaine flambée qui ne saurait tarder, je le sens dans mes os, ceux qui furent brisés, battu que je fus un soir d'été brûlant par le précédent maître. Tu laisses couler l'eau sur tes mains pour les rendre plus fraîches. Le gros savon de Marseille glisse à plusieurs reprises de la paillasse au bac de l'évier, tu le rattrapes in extremis. Par trois fois, ce manège recommence et m'agace. Dans ton dos, ma respiration : forte et puissante. Tu te retournes et me vois. Depuis longtemps déjà tu n'es plus effrayée, mon énorme silhouette et mon visage grave, tu les connais trop bien. Tu soutiens mon regard planté au fond du tien et ne frémis même pas. Des cerises croquées ta bouche est encore rouge, tes dents sont bien plantées comme une haie d'honneur, mais ton sourire fait peur et ça tu ne le sais pas. Tes yeux sont noirs et grands tout entiers dans les miens, j'y vois ma tête au fond, si petite et si loin. D'une main chaude encore du plaisir d'une autre, je t'écarte aisément, sentant à peine peser ton petit corps sec, depuis presque toujours de noir enveloppé. À mon tour me voici près de la pierre en grès. Réunies en forme de conque, mes mains recueillent une eau devenue fraîche par la toilette des tiennes, puis, sûrement par habitude, par trois fois m’en asperge la face. Le goût de Jeanne, encore présent sur ma peau, se dilue dans le liquide froid qui retombe en cascade au fond de la pierre en grès ; tourbillon odorant disparaissant dans la grille d'écoulement. Sans même tâtonner, les yeux bien trop puissamment fermés, comme si de l'acide avait baigné mon front, j'attrape le torchon qui pend, à sa place, sur le piton que notre père avait planté le jour de notre installation. Le tissu est humide, mouillé par tes mains, mais possède encore, au plus profond de ses fibres, le pouvoir d'absorber les gouttes qui ruissellent sur mon visage. Quand nos tignasses brunes n'effleuraient qu'à peine le rebord de la grande table de chêne, nos jeux déjà étaient régis par la perversité, nous nous haïssions discrètement sous les yeux des parents. Ces jeux insignifiants, au regard des plus grands, cachaient un puits de haine qu'on ne peut supposer. Derrière nos visages d'enfants aux sourires innocents, se tenait, tapie dans l'ombre, la pire des cruautés. La Jeanne, dans la pièce vient d'entrer. Sur son crochet, je raccroche le torchon. Les joues rouges encore du plaisir partagé, Jeanne te regarde franchement, te défie sans ciller ; à la grande table un instant vient s'asseoir, attrape une cerise, la croque avec douceur. Utilisant ses doigts en guise de tenailles, se saisit du noyau, bloqué entre ses dents. Dans la cheminée le jette. La demie, sonne l'horloge.
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Dim 15 Avr - 7:37 | |
| L'historiette du jour : Fraternelles retrouvailles de Saint-MaurLe soleil pointait à peine à l’horizon lorsque le cheval passa la poterne à bride abattue, bousculant sans ménagement le garde ensommeillé qui se dit qu’il ne ferait pas bon alerter son capitaine qui avait le réveil mauvais. Et puis, le mal était fait et il ne s’agissait somme toute que d’une haquenée famélique montée par deux cavaliers couverts de poussière, pas d’une invasion. Après tout, ce misérable équipage pouvait bien aller au diable si ça lui chantait. Et, le portier retourna en baillant terminer sa nuit dans la salle des gardes. - lire la suite de l'historiette:
Le coursier s’arrêta net au pied de la calade menant au château. Celui des deux voyageurs qui était monté en croupe, se laissa choir sur le sol. Il tituba, tant, après cinq jours de chevauchée ininterrompue, il avait l’impression de continuer à tanguer au rythme du galop. Le cheval à la robe gris pâle couleur de cendre, hennit à peine pour signifier à son cavalier son soulagement d’avoir été délesté d’une partie de sa charge. Le cavalier quant à lui, encapuchonné et pris dans une vaste pelisse sombre qui le couvrait de pied en cap, resta en selle sans bouger. L’homme à terre retrouva un semblant d’équilibre et se dirigea vers la première maison de la calade. Il se mit à tambouriner tant et plus sur le bois de l’huis, jusqu’à ce que du mouvement se fasse entendre à l’intérieur. — Qui va là ? émit une voix enrouée derrière la porte. — C’est moi ! Jehan, ton frère ! Le visiteur crut percevoir comme de l’embarras de l’autre côté. — Euh... passez votre chemin ! Je n’ai pas de frère... enfin... il est loin. Il est même peut-être mort à l’heure qu’il est ! Jehan entendit alors nettement l’essoufflement de son vis-à-vis, l’œil sans aucun doute collé à une fente dans le bois sec de la porte pour voir sans être vu qui se tenait de l’autre côté. — Regarde-moi bien Thomas ! reprit le voyageur d’une voix à peine audible. Tu vois bien que c’est moi. Bien sûr, j’ai pris des rides, j’ai dans les yeux la fièvre de ceux qui ont longuement chevauché, et je ne puis parler plus fort à cause d’une vieille blessure à la gorge. Mais c’est bien moi... — Et l’autre, le cavalier tout noir, qui est-ce ? — Un aimable voyageur qui a accepté de me prendre sur la croupe de sa monture : ce coursier qui parait maladif et catarrheux tant il est pâle, mais qui est infatigable et d’une telle célérité qu’il m’a permis d’arriver dans les meilleurs délais jusqu’à toi. Grâce à lui, me voilà bien plus vite rendu... — Plus vite rendu ? Mais ça fait bien douze ans que tu es parti... — Grâce à toi. Et je t’en sais gré. Ces douze années m’ont permis de voir du pays, elles m’ont aussi donné le loisir de réfléchir à ce qui nous a séparés. Et, réflexion faite, tu m’as apporté beaucoup plus que je ne te rendrai jamais. Et puis, malgré tout, tu restes ma seule famille, n’est-ce pas ? — Tu es... sûr de ne plus être fâché ? Tu ne viens pas réclamer ton dû au moins ? Tu sais, les affaires ne sont pas florissantes en ce moment... Et quoiqu’il en soit, tu avais signé, tu te souviens...? — Aucun problème. Si c’est ce que tu crains, je ne viens pas réclamer ma part d’héritage. Je n’ai plus besoin de rien. Le soulagement, à l’intérieur, fut perceptible. Et, après une ultime hésitation, un déclic se fit entendre et la porte s’entrouvrit. Un homme, en chemise de nuit, sortit sur le seuil. — Jehan, mon frère... je ne te voulais pas te nuire... je voulais simplement te donner une... une leçon, voilà tout. J’essayais seulement de former ton jeune caractère, tu sais... — Si tu veux mon pardon, tu l’as ! Je te dois tant ! Grâce à tes bons offices, j’ai vu des contrées si étranges que tu ne pourrais pas même les imaginer. Grâce à toi et à tes influentes relations, j’ai appris l’art de la guerre et du pillage... l’ordinaire de la soldatesque, les massacres... les famines... Imagine-toi que j’ai vu Byzance... en flammes et en partie détruite. Et aujourd’hui, grâce à lui – Jehan désigna le cavalier – je reviens de Venise. Tu te rends compte ? Venise ! Venise aux effluves méphitiques, aux brumes empoisonnées et au ciel encombré de charognards ailés... Mais, assez parlé de moi ! Laisse-moi te prendre dans mes bras, mon cher frère. Et, ta famille ? J’aimerais tant faire la connaissance de mes neveux et nièces... Thomas, ému aux larmes par la sollicitude et le pardon de Jehan, héla les siens. — Voici Marthe, que j’ai épousée voilà maintenant douze ans. Tu la connais je crois, il me semble même qu’elle avait du béguin pour toi... Et voici mes cinq enfants : deux garçons et trois filles : l’ainée vient d’avoir onze ans et le benjamin en a presque trois... — Qu’ils sont beaux ! Laisse-moi les embrasser et déposer sur leurs joues roses des baisers pour mes douze années d’absence ! Et puis, j’ai apporté un présent pour vous tous... — Comme je fais un mauvais hôte ! Sans doute as-tu soif, Jehan ? Et, ton ami aussi, comment s’appelle-t-il ? Messire...? — Tu peux l’appeler Schéol ou... Hadès. À ta convenance. De toute façon, il a plus de cent noms : partout où il passe, on lui en donne un nouveau. Mais, il n’est pas ici pour boire. — Ah ? Et... et le présent dont tu parlais à l’instant ? — Je viens de te le donner, ainsi qu’à ta femme et tes si beaux enfants... Sur ces paroles, Jehan s’écroula. Mort. Dans son bagage, il emmenait la peste noire. C’était un beau matin de printemps, en l’an de (dis)grâce 1348...
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| | | Auzelles
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| Sujet: Re: L'historiette du jour... Lun 16 Avr - 6:44 | |
| L'historiette du jour : Trois fois rien de Alex TrepovIl a écrit Pute sur le mur. Avec une tâche de peinture noire en guise de point d’exclamation. Ça dégueule doucement. La pluie offre des motifs de ras le bol aux lampadaires fatigués. Ils clignotent sans choisir, bande de stroboscopes au rabais. Adam récupère l’eau divinement sale au creux de ses mains. Il les déteste ces mains. Il voudrait les arracher. Les balancer à la poubelle comme cette bombe d’acrylique. Elles se souviennent encore de la douceur de sa peau, tremblant à l’idée de ne plus l’effleurer. Elles saignent aux entournures. Si la chair n’a pas d’âme, il perd la sienne à profusion. La douleur demeure libératrice. Sans mains verrait-il encore son sourire, alors peut-être ferait-il mieux de se crever les yeux. Les deux d’un coup. Imploser ses souvenirs, à la source. - Lire la suite de l'historiette:
« Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots. »
Il a écrit Amour sur le mur. Avec une tâche de peinture rose en guise de point d’interrogation. Ça pétille doucement. La bruine caresse le rêve d’une lumière tamisée. Le spectre orangé réchauffe l’atmosphère humide sans jamais la brusquer. Adam s’abreuve entre ciel et terre, ses mains happant chaque goutte de vie. Il les adore ses mains. Il voudrait les cajoler. Les garder ouvertes et rassurantes comme les fleurs au printemps. Elles se souviennent encore de la douceur de sa peau, tremblant à l’idée d’y goûter à nouveau. Elles luisent d’excitation. Si la chair n’a pas d’âme, il célèbre la sienne à l’unisson. Le bonheur demeure excessif. Avec ses mains caresse-t-il encore son sourire, alors peut-être ferait-il mieux de fermer les yeux. Les deux d’un coup. S’enivrer de souvenirs, à la source.
« On se souvient de rien, et puisque l’on oublie tout, rien c’est bien mieux que tout. »
Il n’a Rien écrit sur le mur. Une simple giclée de peinture rouge en guise de points de suspension. Ça fout le camp doucement. Le crachin s’égosille sans écho ; la lumière n’éclaire plus que ce que l’on sait déjà. Adam détrempe ses songes, les mains plongées au fond de poches aussi vides que lui. Il les trouve inutiles ces mains. Il voudrait en changer. En avoir d’assez grandes pour attraper les rêves qui lui échappent. Elles se souviennent encore de la douceur de sa peau, meurtries de ne pas s’y être attardées plus longtemps. Elles se dérobent parfois. Si la chair n’a pas d’âme, il assomme la sienne à tâtons. L’abandon demeure. Ses mains dessinent une croix sur son sourire, alors peut-être ferait-il mieux d’ouvrir les yeux. Les deux d’un coup. Faire face à ses souvenirs, à la source.
« En toute chose, c’est la fin qui est essentiel. »
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| | | Auzelles
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| Sujet: Re: L'historiette du jour... Mer 18 Avr - 7:16 | |
| L'historiette du jour : C'est alors qu'il se réveilla de Alex Des— Toi qui te prétends si fort pour inventer des histoires, j’aimerais te proposer un défi. — Dis toujours. — Je voudrais que tu crées un récit qui se termine par « c’est alors qu’il se réveilla » ET qui reste original. — Ah, quelle idée ! Mais mon ami, tu sais aussi bien que moi que ce ressort scénaristique est usé jusqu’à la corde. Finir sur la réalisation que tout n’était qu’un rêve... Cette chute a été tellement vue et revue qu’elle incarne l’antithèse d’une fin originale. C’est comme si tu me demandais de te cuisiner un dessert sucré avec comme seuls ingrédients du sel et du poivre. - Lire la suite de l'historiette:
— N’exagérons rien : disons plutôt que je te demande de revisiter un classique. Ça te tente ? — Pourquoi pas, cela pourrait être amusant. Dis-moi, est-ce que ça te dérange si je réfléchis tout haut ? — Au contraire ! — Bon. Tout d’abord, il me semble clair qu’un tel récit ne pourrait pas être basé sur un conflit, car nous devons à tout prix éviter le cliché du conflit dont l’issue, quelle qu’elle soit, est rendue caduque par le réveil final du héros. Pour faire naître l’originalité, il faudrait imaginer un récit sans conflit... Disons par exemple une discussion philosophique ou bien une simple description de paysage... Finir par « c’est alors qu’il se réveilla » aurait le mérite de surprendre le lecteur, qui se demanderait quel message l’auteur a voulu faire passer. — Je vois. S’il n’y a ni élément fantastique ni conflit dans le récit, finir sur la révélation d’un rêve interrogerait forcément le lecteur... Mais quel serait l’intérêt d’une telle histoire ? — Aucun ! Tu m’as demandé de créer une histoire originale, pas une histoire intéressante. Je ne fais que respecter la consigne. — C’est un peu facile. — Tu as raison. Une autre possibilité serait de mettre le lecteur dans la confidence que le récit – ou du moins sa partie finale – n’est qu’un rêve. — Cela tuerait l’effet de surprise ! — Certes, mais on pourrait néanmoins surprendre le lecteur par l’un ou l’autre revirement inattendu, par exemple une mise en abyme suggérant qu’il y a plusieurs niveaux de rêve. Ou la révélation que le « vrai réveil » est impossible et que le héros est condamné à une infinité de cauchemars. — Il me semble avoir déjà lu ça quelque part... — Oui, et c’est ce qui pose problème : toutes ces variantes sur le thème du « double réveil », des histoires centrées sur le rêve et qui se terminent par un rêve...Tout a déjà été fait. Ça peut être un traitement très intéressant du thème de l’onirisme... Mais ce n’est pas foncièrement original. — Il faut donc chercher ailleurs. As-tu d’autres idées ? — Peut-être... On pourrait jouer sur la nature du « il » dans « il se réveilla ». Intuitivement, on pense que le sujet de cette phrase est un être humain. Mais pourquoi ne pas imaginer une créature ou un concept qui rêve ? Par exemple, on pourrait bâtir un récit sur un monde qui rêverait de l’apparition de l’homme à sa surface. Cela dégénérerait en cauchemar jusqu’à ce qu’il finisse par se réveiller. — Pas mal ! — Malheureusement, dans ce cas précis, l’originalité reposerait entièrement sur le sujet mais le ressort scénaristique lui-même resterait banal. On pourrait aussi jouer sur le sens du mot « réveil ». Imagine l’histoire d’un homme qui a lutté toute sa vie pour réduire au silence un démon qui sommeille en lui. Le sadisme, le désir incestueux, la pédophilie, que sais-je ? On suivrait son parcours courageux, on penserait qu’à force de volonté il a pu se tirer d’affaire... Mais, lors de l’ultime scène du récit, il vivrait un événement qui ferait refluer en lui tant de choses que... « C’est alors qu’il se réveilla ». Le démon, bien sûr. Qu’en penses-tu ? — C’est bien vu... Mais cela reste un détournement du sujet initial, une forme de tricherie. — Ah, comme tu es dur ! Ton défi est de taille, je l’admets, et je ne vois pas comment y apporter une solution satisfaisante sans avoir recours à l’une ou l’autre astuce. A moins que... — Oui ? — Attends, je réfléchis... On pourrait penser que... Oui, ce serait audacieux... mais révolutionnaire ! — Mais quoi ? Parle donc ! — Je vais te le chuchoter à l’oreille. Imagine que (...) Alors ? — Mais... mais c’est génial ! — Tu trouves ? — Parfaitement. Ça me paraît ambitieux, mais si tu parviens à réaliser cette idée, tu l’auras ton histoire originale ! On se l’arrachera, ta fortune sera faite ! — Quel enthousiasme ! Je crois que je vais me mettre à la tâche illico. C’est merveilleux, tu te rends compte ? Avec cette idée je vais devenir riche et célèbre ! Je vais, je vais...
C’est alors qu’il se réveilla.
— Non.
Comment ça, non ?
— Non comme je ne suis pas réveillé. Le dialogue continue, il n’y a pas de rupture. — Ça alors, ton stratagème a fonctionné !
Je ne comprends pas.
— Pas très fute-fute, la chute. — C’est pourtant simple : j’ai créé une ligne de dialogue qui faisait une opportunité parfaite pour une chute de type « c’est alors qu’il se réveilla ». Et pouf, vous êtes apparue comme par magie. Vous êtes tombée dans le panneau, chère chute.
Mais, mais... vous n’avez pas le droit !
— Et pourquoi pas ? On m’a mis au défi de faire une histoire originale à base de « c’est alors qu’il se réveilla », je suis libre de casser les codes de narration si je veux.
Et, et... qu’est-ce que vous allez faire de moi ?
— Bonne question ! Maintenant que vous êtes à notre merci, nous allons pouvoir vous examiner sous toutes vos coutures... vous triturer... vous disséquer... extraire tout ce qui pourrait ressembler à de l’originalité de votre substantielle moelle. — Pour une chute, on peut dire que vous êtes plutôt mal tombée. — Et comme nous avons sombré dans le surréalisme, il n’y a plus de limite à ce que nous pouvons vous faire subir. — Sans vouloir te contredire, je pense que nous nageons plutôt dans l’absurde. — Il y a une différence ? Oh, attention, elle tente de s’échapper !
Vous ne m’aurez jamais !
— Vite, prends-la par le verbe ! — Et toi, chope sa ponctuation !
Laissez-moi, laissez-moi ! Ce n’est pas possible, c’est un cauchemar, je vais... je vais... ... C’est alors que je me réveillai.
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| | | Auzelles
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| Sujet: Re: L'historiette du jour... Jeu 19 Avr - 6:55 | |
| L'historiette du jour : La lettre aux autres de Caroline GambadeJ’ai une pensée à la fois amusée et émue pour tous ceux qui demain, au beau milieu de la nuit et quel que soit leur état, se lèveront pour traverser la maison à petits pas inaudibles afin de déposer – artistiquement – quelques paquets au pied du sapin. Ils s’extirperont du lit épuisés mais déterminés. Dans la pénombre d’une nuit de Noël bien avancée, bien arrosée, refusant d’allumer de peur de réveiller toute la maisonnée, ils retrouveront les cadeaux cachés dans d’improbables recoins, sous d’effroyables tours d’objets hétéroclites empilés, pour les transporter avec soin et sans bruit malgré le papier doré qui crisse sous les doigts. Ils traverseront les pièces comme des loups fantomatiques, le cœur saisi par une crainte surgie de leur enfance : être surpris et démasqué en plein mensonge. C’est peut-être un larcin, finalement, que ce bonheur que l’on obtient en provoquant par l’artifice les sourires ravis des plus petits. Un vol... Non. Ce n’est jamais qu’un mensonge de plus : on se donne l’illusion que l’on peut allumer des étoiles... - Lire la suite de l'historiette:
Avaient-ils remarqué cette porte traîtresse qui grince quand elle devrait tourner sur ses gonds comme un portail de conte de fée ? Et cet invisible Lego, à l’affût sur le chemin, qui s’enfoncera sous la plante d’un pied encore tout engourdi mais extraordinairement pesant, sous un estomac lourd de victuailles ? Se méfieront-ils de la table, ennemi héréditaire sur lequel viendra s’écraser un orteil trop confiant ? Penseront-ils au chat, couché dans son ronronnement, tel un dragon au milieu du chemin ?
Courage.
Le voyage ne sera pas dénué d’embûches : c’est ainsi que se conquièrent les rêves.
Je crois avoir reconnu à chaque fois le petit bonheur mêlé de satisfaction et de honte que j’éprouvais enfant après avoir mangé les caramels dérobés à ma grand-mère. Ce n’était rien de grave et elle me les aurait donnés si je les lui avais demandés... Mais se cacher, chercher, réussir, en prendre toujours un peu trop à l’heure où les bonbons sont proscrits : quel challenge !
Demain soir, je me lèverai aussi. J’aurai la satisfaction de disposer joliment les paquets si patiemment étiquetés et de savoir qu’ils feront plaisir, mais je n’aurai pas peur : une fois la lampe allumée, les pièges redeviendront objets et la porte pourra grincer, si ça lui chante... Quant au dragon tout chaud du sommeil douillet des nuits de décembre, il sera déplacé par la peau du cou. Allez... peut-être-même ferai-je crisser le papier doré, imaginant que ce petit bruit des matins de Noël s’insinuera dans l’impatience des petits dormeurs, comme une promesse caressante. Demain, pour moi, point d’appréhension ni de crainte délicieuse : les enfants savent.
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| | | Auzelles
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| Sujet: Re: L'historiette du jour... Ven 20 Avr - 7:17 | |
| L'historiette du jour : Pour Christelle de Robert DoraziEn 1976, quand elle est venue au monde, les médecins ont crié au miracle. Il faut dire que Christelle n'avait pas la même couleur de peau que le reste de l'humanité. Ni blanche, ni noire, ni jaune, elle était de tous les pays, elle était bleue ! Rapidement pourtant, les médecins ont bien précisé que le miracle ce n'était pas ses lèvres cyan, ni son joli visage ovale, ni ses grands yeux noisette mais le fait qu'elle ait survécu à cette malformation qui avait visé son cœur. Moi je savais bien que les miracles n'existent pas, et que lorsqu'ils existent, eh bien on ne peut rien contre eux. Alors comme tout le monde j'ai décidé qu'elle était immortelle. Et pendant des années ce fut vrai. - Lire la suite de l'historiette:
Christelle a grandi tout en gardant cette jolie et perfide teinte bleue. Bien avant James Cameron et ses créatures en 3D, elle s'était choisi un avatar. Et dans sa robe banche qui la mettait si bien en valeur, elle a fêté son huitième anniversaire quand j'ai eu mon bac. À cette époque je pouvais encore la porter dans mes bras tant elle était légère. J'étais son grand cousin, alors j'avais le droit. Un jour je suis allé la voir dans un nouvel hôpital, tout près de la faculté des sciences où j'apprenais tellement de choses qui ne me servent plus du tout aujourd'hui. Dans cet hôpital, d'autres médecins voulaient essayer de faire disparaître ce miracle pour qu'elle redevienne une fille comme toutes les autres. Bien sûr ils n'ont pas réussi puisque les miracles n'existent pas, et qu'on ne peut rien contre ceux qui existent. Christelle a donc gardé sa jolie et perfide couleur bleue. Moi j'ai pleuré un peu. Pas beaucoup parce que finalement rien n'avait changé, Christelle restait Christelle et s'en accommodait très bien la plupart du temps, même la nuit avec son masque à oxygène sur son petit nez en trompette. Quelques années plus tard on a failli danser, elle et moi, au mariage de ma sœur. Mais comme je ne danse pas, et que Christelle ne voulait pas m'embarrasser, elle s'est assise à côté de moi, juste pour parler. Je ne me souviens plus de ce que j'ai dit, mais c'était sûrement des bêtises parce que c'est que je fais de mieux, dire des bêtises. Puis je lui ai dit d'aller danser avec les jeunes de son âge puisqu'elle avait dix-sept ans, et qu'il fallait bien qu'elle danse à un mariage.
Les miracles ça n'existe pas, mais quand ils existent, ils durent au moins dix-sept ans. Ensuite, on s'est un perdu de vue parce que c'est la vie. Les cousins et les cousines sont faits pour partir chacun de leur côté. Parfois ils se revoient, parfois non. Mais chacun est certain que l'autre va bien. Heureusement, youtube permet de revoir des cousines qu'on a perdues de vue depuis plusieurs années. Dans cette vidéo surprenante, Christelle portait un chapeau, un chapeau haut de forme et chantait très bien dans son micro, sur cette petite scène régionale. Elle n'avait pas changé. J'ai laissé un commentaire. J'aurai dû faire bien plus. Mais ma cousine était immortelle, alors j'avais bien le temps. Elle avait à peine la trentaine, autant dire qu'elle était encore une enfant. Et il y a eu ce coup de téléphone. C'était un vendredi, c'était en mars, c'était en 2018. C'est souvent par un coup de fil qu'on apprend que les miracles n'existent pas, et que lorsqu'ils existent il ne durent que quarante-deux ans. Ensuite ils s'en vont, peut-être vers d'autres bébés de couleur bleu, en nous laissant bien tristes. Cette fois j'ai beaucoup pleuré. Et je sais que le monde entier a beaucoup pleuré, parce que le monde entier la connaissait. On pleure beaucoup quand un miracle s'en va, même si on n'y a jamais cru.
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| | | Auzelles
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| Sujet: Re: L'historiette du jour... Sam 21 Avr - 6:31 | |
| L'historiette du jour : De cause à effet de Florent RigoutIl avait encore oublié ses clés au bureau. Alain fit demi-tour et traversa le parking de l'université une nouvelle fois. Il monta les quatre étages du bâtiment administratif, en colère contre lui-même et réfléchissant à une solution pour palier à ce récurrent problème de clés. Couloirs déserts d’une veille de vacances. Les étudiants profitaient déjà du repos estival et en ce qui le concernait, il ne lui restait plus que quelques dossiers d'admission à traiter pour la rentrée prochaine. Demain, tout devrait être bouclé. Les murs en contreplaqué lui renvoyaient l’écho de ses pas solitaires. Dans cette pénombre, il vit une lumière opalescente émaner de la porte vitrée de son bureau. Il avait même oublié d'éteindre l'ordinateur apparemment. Il soupira, se réprima en silence pour ses égards et posa son attaché-case contre la cloison, à côté de l’entrée. Appui sur la poignée. - Lire la suite de l'historiette:
Devant lui, dans la lueur bleutée de l'écran, un homme à la casquette rouge s'affairait sur son ordinateur. Le type ne se retourna même pas, bien qu’Alain fut sûr qu’il l’eût entendu. Les touches du clavier, frappées avec frénésie, poursuivaient leur mélodie sous le regard hébété de l'employé. Moment de flottement. Incrédule, il se demandait quoi faire. Les mots sortirent, timides : — Qu'est-ce que vous faites là ? Pas de réponse, pas un geste. La raison reprit le dessus et Alain haussa le ton : — Hé ! Vous n'avez pas le droit d'être ici ! Toujours rien. Face à cette déroutante situation, il resta figé de longues secondes dans l'encadrement de la porte, incapable de prendre une décision. Puis, dans un appui de touche plus fort que les autres, le type se retourna. — Désolé. J'ai fini, dit-il en souriant. — Fini quoi? —Ce que j'avais à faire. L'homme réajusta sa casquette, ses lunettes de soleil et se dirigea droit vers Alain. — Si vous voulez bien me laisser passer, demanda-t-il en arrivant à sa hauteur. Alain ne bougea pas. — Qu'est-ce que vous faisiez sur mon ordinateur ? Vous étiez sur le logiciel d'admission. Qui êtes-vous ? Un lycéen venu falsifier sa demande ou valider son entrée ? — Presque. Maintenant, je dois y aller. Je vous prierais de me laisser passer, monsieur. — Non. Alain ne savait même pas pourquoi il avait dit ça. La peur d’une altercation faisait surface. Et son gabarit n'était pas un avantage, il le savait. La boule pesante de la panique lui nouait l’estomac. Il tenta : — Dites-moi ce que vous faisiez ou j'appelle la police. Le type souffla, baissa la tête un instant et la releva. — De toute façon, murmura-t-il pour lui avant de reprendre à voix haute : je viens du futur.
Les yeux d'Alain devinrent globuleux. L’appréhension s’était évanouie pour laisser place à une hésitation : le fou rire ou la pitié. Il s’agissait de la pire excuse jamais entendue et, pourtant, en quinze ans à l'université, il en avait écouté des histoires abracadabrantesques d'étudiants. L'homme poursuivit, stoïque :
— Dans quelques décennies, un homme va créer une société. Cette société créera un dispositif météorologique révolutionnaire afin d'améliorer la production d'énergie renouvelable. Installé dans le centre sud du Sahara, cet outil marquera un tournant pour l’avenir de l’humanité. Dans cette région du désert, il existe un phénomène météorologique appelé la dépression du Bodélé. Il s'agit d'un endroit où des vents puissants et continus produisent une grande partie de la poussière mondiale. Une partie de ces particules traverse l'Atlantique et est indispensable à la fertilisation de la forêt amazonienne. Le reste tombe dans l'océan où il constitue une source importante de nutriments pour le phytoplancton. Je vous passe les détails mais le dispositif créé par cette société va venir perturber les vents de cette dépression et amorcer une réaction en chaine qui s’avérera désastreuse.
Alain écoutait sans rien comprendre. Il allait appeler les flics mais laissa le type finir.
— Il se trouve que le créateur de cette société est aujourd'hui au lycée. L’année prochaine, il sera admis au sein de cette université. Mes employeurs ont donc, après des études poussées et des calculs savants, déterminé que le nœud temporel le plus probable était son entrée à l'université. Je viens donc d’effacer son dossier. Ne cherchez pas à savoir de qui il s’agit, vous ne pourrez pas. Donc, maintenant, si vous voulez bien me laisser passer.
L'homme à la casquette rouge avança et Alain s'écarta machinalement de l'entrée, hagard.
Pendant plusieurs mois, cet épisode resta pour Alain une sorte de rêve. Il était tombé sur un fou, un illuminé. Il avait, le soir de la rencontre, cherché ce que ce type faisait sur son ordinateur. En vain. Aucune trace. Aucune plainte par la suite. Puis, une mutation, un mariage, un enfant, la vie qui déroule sa partition et le souvenir de cet évènement qui disparut naturellement des limbes de sa mémoire.
Ce soir de décembre, à la veille de ses soixante-dix ans, avachi dans son fauteuil en skaï, il regardait avec nonchalance les images défiler sur son écran de télévision. Les yeux mi-clos, la voix off le tenait encore éveillé.
« C'est donc avec la signature de l'accord Kennedy-Khrouchtchev que le conflit a pris fin. Cet épisode de l'histoire aurait pu être un des plus dramatiques que le monde eut connu. Nul doute que la crise des missiles de Cuba... »
Une demi-seconde. Pendant une demi-seconde, l'image en noir et blanc apparut à l'écran. Alain était pétrifié. Le choc le fit se raidir, puis trembler. Dans la foule derrière les deux présidents qui se serraient la main, il était là, debout, lunettes de soleil sur le nez et casquette vissée sur la tête.
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Dim 22 Avr - 8:02 | |
| L'historiette du jour : Au nom des paires de Arsène MorlandLe jour se lève. Les premières lueurs s’écoulent par le petit soupirail qui nous a accompagné tout au long de cette très longue nuit. La chaleur étouffante de cette fin d’été mexicain ne nous épargne pas depuis hier, emportant facilement la partie qu’elle jouait contre le ventilateur cacochyme à trois pales qui vibre bruyamment, mais inefficacement au plafond depuis des heures. Nous ne sommes plus que trois à la table. Emilio, l’autochtone, nous a laissé vers 2h du matin. Ruiné. Un peu plus tard, il était 3 heures et demi, je crois, c’est le Père Enzo Prodi, recteur du couvent des nonnes italiennes de l’Avenida Zapata, qui a mis genou à terre, devant ses dieux du jour... Nous trois, qui restons pour le combat final. - Lire la suite de l'historiette:
La pause vient de permettre de nettoyer la table et de la regarnir pour l’assaut triangulaire à venir. Jeu neuf, bouteilles pleines. Chacun installant à sa façon les jetons et la tequila, suivant ses habitudes ou ses superstitions. Je suis le premier assis, je caresse aussi amoureusement les piles de disques nacrés impeccablement empilés pour l’heure, que le goulot sensuellement échancré de la bouteille verte de tequila . Je souris en lisant l’étiquette. La seule tequila du Mexique et sans doute du monde à avoir un nom de femme : « Matilda ». Le slogan, inscrit en italique : « Matilda una vez, Matilda por la vida », me projette dans mon passé récent. Mathilde... S’il suffit d’une fois, pour que ce soit pour la vie... alors, j’en ai pour l’éternité...
J’empoigne Matilda, verticale, ventousée à mes lèvres. Je la tète avidement, la repose à demi épuisée, mais moi empli d’elle, prêt à affronter sinon la terre entière, au moins ces deux-là, qui reviennent. A ma gauche, Kurt Horst, son nom est déjà une agression, l’ancien légionnaire, échoué ici comme une grosse baleine sur le rivage. Maladroit, imposant, inadapté au monde qui l’entoure, mais dangereux assis, avec des cartes en main. Accompagné d’une terrible réputation d’homme violent, qui ne compte plus les vies qu’il a prises. A ma droite, Vanilla Lunes, superbe espagnole d’une quarantaine d’années, ancienne meneuse de revue à Buenos Aires, elle a mis dans son lit plus d’hommes que Kurt n’en mettra jamais sous terre. Sa poitrine est connue cent kilomètres à la ronde, sa fougue redoutée dans toute la province. Kurt est le donneur. Je ne veux pas être à la place des cartes, vu la façon dont il les traite. Il repose bruyamment le paquet devant Vanilla, insensible à son charme dévastateur, il la fixe jusqu’à ce qu’elle coupe. Vanilla, quant à elle, indifférente au style baroudeur, ne le lâche pas des yeux pendant la distribution. Son premier regard, une fois les cartes face à chacun de nous, est pour moi. Elle sait bien par contre l’effet qu’elle produit sur moi....
Elle se souvient de mon arrivée ici, il y a quelques mois, après mon désastre affectif, quand elle s’occupa de moi. Et ici, à Terremos, tout le monde sait ce que ça implique, quand Vanilla s’occupe de vous ! Épuisé, exterminé, couché des journées entières, avec ou sans Vanilla sur moi, la tête à l’envers, le corps en miettes, les tripes en charpie, le sexe en compote. Vanilla ne fait pas dans la médecine douce ! Du regard elle veut lire mon jeu, tout savoir, elle veut que ce soit moi qui finisse à genoux, pour une fois... Un petit mouvement de main de Kurt, légère erreur, nous laisse manifestement Vanilla et moi face à face. Kurt se couche immédiatement, en invectivant tous les dieux dans sa langue, qu’on croirait avoir été créée pour cela. « Una » susurre Vanilla, dans la sienne, créée pour susciter le trouble. D’un « V », que j’espère prémonitoire, j’en demande deux. Le soleil qui jaillit des lèvres de Vanilla est sans équivoque, brûlant, annonciateur d’incendies. Il me cuit la peau, m’aveugle. Quand Vanilla vous propose sa poitrine carrément au milieu de la table, elle a du jeu, beaucoup de jeu. Ou elle bluffe... Elle m’investit du regard. Je retourne doucement les deux cartes que Kurt m’a jetées. Je reprends les prunelles de Vanilla que j’avais laissées en plan. Elle cligne. Mais une seule fois... Elle a vraiment du jeu ! Mon regard glisse, s’échappe, enjambe les lèvres, s’enfonce dans la dentelle, s’insinue, se repose un instant sur la plus vivante poitrine d’Amérique centrale, et revient, dominateur, arrogant, sur de lui, dans les petits atolls bleutés qui entourent des lagons noirs. Pas une once de doute chez Vanilla. Elle abat, en un éclair, quatre valets à sa disposition, bien rangés devant elle, mais bien trop de profil pour pouvoir contempler ce que Vanilla a de plus beau à offrir. Elle sourit, en attendant ma pitoyable annonce. « Deux paires »... Elle va exploser de vanité, de fierté. « ... de rois... » , je respire un peu, me préparant à l’ouragan... « ... et de rois... ». Mon sourire à cet instant, j’aurais aimé le voir. Je l’ai perçu un peu, dans le vieillissement instantané de Vanilla. Les commissures des lèvres sont légèrement tombées, le coin de l’œil s’est ridé, le fond de teint s’est à peine craquelé, la poitrine est rentrée dans le rang. Peu importe, je préfère les femmes mures.
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| | | Auzelles
Messages : 4794 Date de naissance : 16/10/1949 Date d'inscription : 25/10/2017 Localisation : Entre Crau et Camargue
| Sujet: Re: L'historiette du jour... Lun 23 Avr - 6:27 | |
| L'historiette du jour : Chemins croisés de MonalunaParis est grise, Paris est triste. Depuis plusieurs semaines, Paris a la tête dans les nuages. Et le soir, elle ne prend même plus la peine de faire scintiller sa Tour Eiffel. Sa morosité s’imprime sur le visage des passagers, chaque matin un peu plus. Les quelques regards qui se laissaient encore captiver par le défilement de la ville la délaissent, capturés désormais par des écrans sur lesquels le monde semble en couleur. - Lire la suite de l'historiette:
Aujourd’hui encore, dans ce wagon, les gens sont comme enfermés dans un film en noir et blanc. Il y a bien, quelques fois, une couleur de parapluie qui sort de l’ordinaire, mais ce matin, non, ils sont tous noirs. La course des gouttes de pluie sur la vitre du train sera donc la seule distraction de mon trajet. Pourtant, après trois victoires de la grosse goutte sur la petite, mon regard est capté par un homme. La quarantaine environ, il range dans son sac-à-dos son parapluie (noir certes, mais complètement tordu), puis fouille un moment à l’intérieur, pour finalement en sortir un attrape-rêves, lui aussi bien mal en point !
À ce moment, dans mon paysage, cet homme devient lumineux. Minutieusement, il démêle un à un les fils de son attrape-rêves pour les replacer harmonieusement. Je devine dans son air concentré l’importance que représente cet objet. Est-ce pour lui ou pour quelqu’un d’autre ? Ses gestes appliqués me fascinent. À la façon d’une araignée, il tisse cette toile dont le rôle, si essentiel, sera d’empêcher les mauvais rêves d’envahir le sommeil de son détenteur.
Quinze minutes plus tard, l’attrape-rêves est réparé. Un sourire satisfait éclaire le visage de son bienfaiteur. Un sourire rêveur éclaire le mien. Un souffle de poésie a réveillé mon quotidien. Car ce matin, j’ai croisé le chemin de ce mystérieux ange gardien.
* * *
Il est presque 8 heures quand Gaëtan passe les portes de l’hôpital Necker. Il salue rapidement ses collègues aide-soignants, enfile sa blouse blanche, sort un petit paquet de son sac-à-dos, puis se dirige à l’étage. Arrivé devant la chambre 208, il s’arrête un instant, pour masquer l’émotion qui le submerge chaque fois qu’il rend visite à son petit patient.
Quand il rentre dans la chambre de Nino, celui-ci est encore endormi. En le regardant, si paisible, Gaëtan sourit. À son réveil, le petit garçon aura une surprise. Gaëtan sort l’attrape-rêves du paquet et se dirige vers la fenêtre, pour l’accrocher du côté où se lève le soleil. « C’est important de le mettre de ce côté, pour que la lumière du jour puisse détruire les mauvais rêves qui se sont installés dans les fils de la toile », lui avait expliqué Nino avant de lui confier son petit trésor magique, qu’un mauvais coup de vent avait endommagé.
Nino y tenait beaucoup, c’était la première chose qu’il avait sortie de sa valise quand il était arrivé ici. « Tu vois, je ne crains rien, il me protège de tous les mauvais rêves, je n’ai pas peur ! » Gaëtan lui avait promis de le réparer au plus vite, avant le grand jour.
C’était chose faite. La nuit prochaine, seuls les jolis rêves pourront bercer Nino, pour qu’il se réveille, le lendemain, avec la force et l’espoir de vivre ce grand jour. Ce jour tant attendu où, enfin, il aura un petit cœur tout neuf.
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